PENDANT l’évanouissement d’Eléa, Hoover, sans le moindre scrupule, avait manipulé la mange-machine. Il était lui-aussi, comme tous ceux qui l’avaient vue fonctionner sur l’écran, anxieux de savoir à partir de quelles matières premières elle fabriquait ces différentes sortes d’aliments qui, en quelques quarts d’heure, avaient donné à Eléa à demi morte la force de bousculer une douzaine d’hommes pour se précipiter vers la tempête.
Sur la surface lisse de la sphère et du cylindre, il n’y avait qu’une prise possible, qu’un seul point de commande et de manipulation, le bouton blanc du sommet.
Sous les yeux horrifiés de Léonova, Hoover l’avait poussé, tourné à gauche, tourné à droite, tiré vers le haut, tourné à droite, tourné à gauche...
... Et ce qu’il espérait s’était produit : la calotte de la demi-sphère s’était soulevée avec le bouton, comme une cloche à fromage, découvrant l’intérieur de la machine.
Celle-ci, posée sur une petite table sanitaire, dévoila ses mystères aux yeux de tous, et devint, de ce fait, encore plus mystérieuse. Car tout l’intérieur de la demi-sphère était occupé par un mécanisme incompréhensible qui ne ressemblait à aucun montage mécanique ou électronique, mais faisait plutôt penser à une maquette en métal de système nerveux. Et il n’y avait de place nulle part pour la moindre matière, première, qu’elle fût en morceaux, en grains, en poussière ou liquide. Hoover souleva la machine, la secoua, la regarda sous tous les angles, fit jouer la lumière à travers l’enchevêtrement immobile de ses réseaux d’or et d’acier, la passa à Léonova et à Rochefoux qui la regardèrent à leur tour de toutes les façons dont il est possible de regarder un objet matériel ouvert comme un réveil sans son boîtier. Il n’y avait nulle part nulle place pour, et nulle trace de sels minéraux, sucre, poivre, chair ou poisson. Visiblement, logiquement, absurdement et évidemment, cette machine fabriquait des éléments à partir de rien...
Car elle continuait d’en fabriquer :
Hoover ayant remis en place la calotte hémisphérique, fit les mêmes gestes qu’il avait vu faire à Eléa, et obtint le même résultat : le petit tiroir s’ouvrit, et offrit des sphérules comestibles. Elles étaient, cette fois-ci, vert pâle. Hoover hésita un instant, puis il prit la fourchette d’or, piqua une sphère, et la mit dans sa bouche. Il s’attendait à une surprise extraordinaire. Il fut déçu. Cela n’avait pas grand goût. Ce n’était même pas particulièrement agréable : Cela faisait penser à du lait caillé dans lequel on aurait fait tremper de la limaille de fer. Il ‘en offrit à Léonova qui refusa.
— Vous feriez mieux, dit-elle, de les donner à analyser.
C’était le bon sens scientifique qui parlait par sa bouche. Enveloppées dans une feuille de plastique, les sphérules partirent vers le labo d’analyse.
Il y eut un premier résultat, qui n’apprit rien que de banal. Il y avait des protéines, des corps gras, des glucoses, un éventail de sels minéraux, de vitamines et d’oligo-éléments, enrobés dans les molécules qui ressemblaient à celles de l’amidon.
Puis il y eut une rectification. Une analyse plus poussée avait permis de trouver quelques molécules énormes, presque semblables à des cellules.
Puis une deuxième rectification : ces molécules se reproduisaient !
Donc, à partir de rien, la mange-machine fabriquait non seulement de la matière nutritive, mais de la matière analogue à de la matière vivante !
C’était incroyable, c’était difficile à admettre.
Dès qu’Eléa accepta de répondre aux questions, ils se bousculèrent pour savoir le quoi et le comment.
— Comment fonctionne la mange-machine ?
— Vous l’avez vu.
— Mais à l’intérieur ?
— A l’intérieur elle fabrique la nourriture.
— Mais elle la fabrique avec quoi ?
— Avec le Tout.
— Le Tout ? Qu’est-ce que c’est, le Tout ?
— Vous le savez bien... C’est ce qui vous a fabriqués vous aussi...
— Le Tout... le Tout... Il n’y a pas un autre nom pour le Tout ?
Eléa prononça trois mots.
Voix impersonnelle de la Traductrice :
« Les mots qui viennent d’être prononcés sur le canal onze ne figurent pas dans le vocabulaire qui m’a été injecté. Cependant, par analogie, je crois pouvoir proposer la traduction approximative suivante : l’énergie universelle. Ou peut-être : l’essence universelle. Ou : la vie universelle. Mais ces deux dernières propositions me paraissent un peu abstraites. La première est sans doute la plus proche du sens original. Il faudrait, pour être juste, y inclure les deux autres. »
L’énergie !... La machine fabriquait de la matière à partir de l’énergie ! Ce n’était pas impossible à admettre, ni même à réaliser dans l’état actuel des connaissances scientifiques et de la technique. Mais il fallait mobiliser une quantité fabuleuse d’électricité pour obtenir quoi ? Une particule invisible, insaisissable et qui disparaissait aussitôt apparue.
Alors que cette espèce de demi-melon, qui avait l’air d’un jouet d’enfant un peu ridicule, tirait avec la plus parfaite simplicité la nourriture du néant, autant qu’on lui en demandait.
Lebeau dut calmer l’impatience des savants, dont les questions se chevauchaient dans le cerveau de la Traductrice.
— Connaissez-vous le mécanisme de son fonctionnement ?
— Non. Coban sait.
— En connaissez-vous au moins le principe ?
— Son fonctionnement est basé sur l’équation universelle de Zoran...
Elle cherchait des yeux quelque chose pour mieux expliquer ce qu’elle voulait dire. Elle vit Hoover qui prenait des notes sur les marges d’un journal. Elle tendit la main. Hoover lui donna le journal et le bic. Léonova, vivement, remplaça le journal par un bloc de papier vierge.
De la main gauche, Eléa essaya d’écrire, de dessiner, de tracer quelque chose. Elle n’y parvenait pas. Elle s’énervait. Elle jeta le bic, demanda à l’infirmière :
— Donnez-moi votre... votre...
Elle imitait le geste qu’elle lui avait vu faire plusieurs fois, de se passer un bâton de rouge sur les lèvres. Etonnée l’infirmière le lui donna.
Alors, d’un trait gras, aisé, Eléa dessina sur le papier un élément de spirale, que coupait une droite verticale et qui contenait deux traits brefs. Elle tendit le papier à Hoover.
— Ceci est l’équation de Zoran. Elle se lit de deux façons. Elle se lit avec les mots de tout le monde et elle se lit en termes de mathématiques universelles.
— Pouvez-vous la lire ? demanda Léonova.
— Je peux la lire dans les mots de tout le monde. Elle se lit ainsi : « Ce qui n’existe pas existe. »
— Et de l’autre façon ?
— Je ne sais pas. Coban sait.